Un cadre éthique demandé sur la manipulation du climat

Stéphane Blais, La Presse Canadienne
Un cadre éthique demandé sur la manipulation du climat

MONTRÉAL — Malgré les risques liés à la manipulation intentionnelle du climat, l’UNESCO considère, dans un rapport publié mardi, qu’il faut encourager la recherche sur le sujet. Mais à quelques jours des négociations de la COP28, l’organisation onusienne appelle à une évaluation approfondie des implications éthiques, sociales et culturelles de la géo-ingénierie.

La géo-ingénierie est un terme parapluie qui fait référence à des interventions délibérées dans le système climatique afin d’arrêter ou de ralentir le réchauffement de la planète.

Par exemple, en 2022, une entreprise américaine a lancé, sans en avoir l’autorisation, des ballons météo au-dessus du Mexique afin de larguer des produits chimiques dans l’atmosphère pour tester si ceux-ci pouvaient bloquer les rayons du soleil.  

Un autre exemple souvent cité est le projet du scientifique anglais David King, qui a proposé d’injecter des gouttelettes d’eau de mer dans l’atmosphère, grâce à une flotte de 500 navires, afin de créer des nuages artificiels salés au-dessus de l’Arctique et ainsi bloquer les rayons du soleil.

L’UNESCO regroupe ces types de géo-ingénierie sous le vocable de «Modification du rayonnement solaire» ou SRM.

L’élimination du dioxyde de carbone ou CDR est la deuxième catégorie de géo-ingénierie, selon l’UNESCO.

Les initiatives de la firme montréalaise Deep Sky entrent dans cette catégorie.

Deep Sky vient de compléter une ronde de financement et dispose de 75 millions $ pour lancer la première phase de son projet de capture et du stockage du carbone. 

Les sites de stockage du CO2 ne sont pas encore déterminés, mais l’objectif de Deep Sky serait d’enfouir le gaz à une très grande profondeur, dans la roche volcanique du Bouclier canadien, par exemple.

La capture et le stockage du carbone

Dans son rapport sur l’éthique de la géo-ingénierie, l’UNESCO souligne que capter et stocker le carbone est extrêmement coûteux et l’organisation met en garde contre certaines conséquences potentielles.

«Le CO2 enfoui devrait être stocké de manière permanente pendant des centaines d’années – les conséquences d’un rejet rapide des réservoirs souterrains seraient graves», peut-on lire dans le rapport.

L’UNESCO indique également qu’il est difficile de prévoir les effets sur la biodiversité marine de séquestrer volontairement du carbone dans les océans, comme le prévoit par exemple l’initiative canadienne The Solid Carbon Project.

Ce projet, supervisé par Ocean Network Canada (ONC), vise à installer des capteurs de carbone sur des plateformes en haute mer, pour ensuite acheminer le CO2 par des pipelines dans le bassin sédimentaire de l’océan.

«La durabilité écologique de la mise en œuvre de ces techniques» doit «être sérieusement évaluée», souligne le rapport.

La modification du rayonnement solaire

Les risques de la géo-ingénierie solaire sont encore peu étudiés et les impacts de ce type de technologie sur les conditions météorologiques, l’agriculture et la fourniture des besoins essentiels en nourriture et en eau sont jusqu’à présent extrêmement incertains, rapporte l’UNESCO.

«Il existe des conséquences environnementales potentielles des techniques de MRS liées à la circulation atmosphérique, à la couche d’ozone, aux impacts liés à la santé (sur les humains et l’environnement naturel), aux précipitations et aux courants océaniques qui pourraient avoir des impacts variables à l’échelle régionale qui nécessitent une recherche minutieuse et la prise en compte d’aspects tels que l’équité, la responsabilité, la justice intergénérationnelle et la protection des droits juridiques et humains», peut-on lire dans le rapport.

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture souligne que la modification du climat, par le biais d’initiatives CDR ou SRM, nécessite davantage de recherche, car de nombreuses études scientifiques nous ont montré que les «systèmes naturels» sont beaucoup plus complexes que nous ne le pensions auparavant.

«Par exemple, l’expérience a démontré que même les plans les mieux élaborés de lutte antiparasitaire» qui misent sur «l’importation de prédateurs non indigènes se retournent souvent contre nous», écrivent les auteurs du rapport, et «une fois que nous commencerons à essayer de modifier délibérément le climat, le retour de flamme pourrait être catastrophique».

Lors d’une conférence de presse, la sous-directrice générale pour les sciences sociales et humaines à l’UNESCO a invité les dirigeants du monde à la prudence, en mentionnant l’importance de bien évaluer les risques de la manipulation climatique.

«Est-ce que les humains sont si parfaits qu’ils pourront faire ce type d’intervention sans risque?», a demandé Gabriella Ramos.

«Regardez ce qui se passe avec l’intelligence artificielle. La technologie a été lancée sur le marché et ce n’est qu’à ce moment qu’on a commencé à se demander quelles seront les conséquences sur nos enfants et sur la population. Je ne crois pas que c’est le modèle qu’on veut suivre pour la géo-ingénierie», a ajouté Mme Ramos.

L’UNESCO fait également valoir que «toute utilisation des techniques d’ingénierie climatique comme arme (militarisation) devrait être universellement interdite».

Le principe du «moindre mal»

Dans son rapport, l’UNESCO souligne également des arguments en faveur de la géo-ingénierie.

Ceux qui sont en faveur de la modification volontaire du climat avancent souvent qu’il est peu probable que les efforts internationaux actuels pour réduire la production de gaz à effet de serre permettent d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Cet argument est lié au principe du «moindre mal».

Pour plusieurs, s’il n’est pas possible d’éviter un emballement climatique aux conséquences désastreuses, il devient légitime d’explorer les différentes options de l’ingénierie climatique.

Mais l’UNESCO avance que l’idée que la technologie puisse résoudre les problèmes causés par les changements climatiques pourrait aussi nuire aux efforts de diminution des GES.

«Certains critiques souligneraient que le succès lui-même produit des conséquences moralement indésirables, à savoir que nous n’avons pas besoin de prendre notre responsabilité écologique au sérieux puisqu’il existe des moyens beaucoup plus simples de faire face à la crise climatique», souligne l’UNESCO en ajoutant que «d’un autre côté, on pourrait affirmer qu’une ingénierie climatique réussie inciterait les gens à adopter une attitude plus rationnelle à l’égard du changement climatique».

Un autre argument en faveur de la géo-ingénierie suggère qu’elle permet de gagner du temps, c’est-à-dire qu’elle donnerait plus de temps aux humains pour mettre en œuvre des façons plus «éthiquement acceptables de gérer la crise climatique, même si l’ingénierie climatique elle-même n’offre pas de solution ultime moralement acceptable».

Le débat est donc complexe, trop complexe, selon l’UNESCO, pour que les discussions sur le sujet ne se limitent aux scientifiques du climat, aux politiciens ou aux gens d’affaires.

Écocentrisme versus anthropocentrisme

Les règles et l’encadrement de la recherche concernant la manipulation du climat doivent, selon l’UNESCO, être «pris dans un contexte écocentrique et être éclairés par des considérations de justice intergénérationnelle et distributive».

L’écocentrisme est une notion d’éthique selon laquelle tous les êtres vivants ont une valeur importante, qu’ils soient ou non utiles à l’homme. 

Cette notion s’oppose à l’anthropocentrisme, qui tient ses racines en Occident et qui considère que l’humain est au centre de l’univers.

L’UNESCO rappelle que la recherche en géo-ingénierie, principalement financée par les États-Unis, pourrait créer une «pente glissante» qui faciliterait l’accélération du déploiement de différentes technologies, d’où la nécessité de développer un cadre éthique pour guider de telles recherches.

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