La commission sur l’ingérence pourra convaincre Ottawa de renoncer à du caviardage

Émilie Bergeron, La Presse Canadienne
La commission sur l’ingérence pourra convaincre Ottawa de renoncer à du caviardage

OTTAWA — La commission d’enquête sur l’ingérence étrangère pourrait demander au gouvernement de lever le sceau de confidentialité apposé par celui-ci sur des documents qu’elle a obtenus dans le cadre de ses travaux.

Depuis qu’elle a été nommée à la tête de cette enquête publique et indépendante, la commissaire Marie-Josée Hogue insiste sur sa volonté de maximiser la quantité d’information qui pourra être dévoilée au public.

À ce jour, environ 80 % des documents reçus par la commission sont classifiés, dont 80 % qui ont les cotes de protection les plus élevées.

Dans son mot d’ouverture des audiences publiques, la commissaire Hogue a noté lundi que la nécessité de tenir des séances à huis clos est «fort probable», «étant donné la quantité d’information classifiée en cause».

«Cela étant, la commission tentera de trouver des moyens de communiquer l’essence de l’information qu’elle obtiendra lors des audiences à huis clos, par exemple, par le biais d’un résumé», a dit la juge.

L’un des avocats de la commission, Gordon Cameron, a précisé que la commission aura l’option de plaider auprès du gouvernement que, dans certains cas, la divulgation d’informations classifiées ne causerait pas préjudice à la sécurité nationale.

Suivant ce scénario, l’équipe de la commissaire Hogue tenterait de convaincre Ottawa de renoncer à caviarder certains éléments.

Si la classification est jugée appropriée, la commission pourrait tout de même faire valoir que l’intérêt public associé à la divulgation de certains documents est tellement grand qu’il l’emporte sur le tort qu’on attribue à la publication.

Dans le cas d’un désaccord avec le gouvernement, la Cour fédérale pourrait avoir à trancher sur la divulgation, ou non, d’informations.

Éviter les «idées préconçues»

La juge Hogue a par ailleurs indiqué qu’elle n’avait pas pris connaissance de «la preuve». Cela s’inscrit dans une approche visant à éviter les «idées préconçues» de sa part, a-t-elle expliqué.

Ainsi, elle a signalé qu’elle a «choisi de ne participer ni aux rencontres avec les témoins potentiels ni à la revue des documents obtenus».

Elle a plutôt discuté avec les avocats de la commission, au cours des derniers mois, des «sujets qui (lui) apparaissent pertinents et de la façon dont les audiences devraient être menées».

«C’est l’approche que j’ai choisie pour m’assurer de ne pas avoir d’idées préconçues et je m’y tiendrai tout au long des travaux de la commission», a poursuivi la commissaire.

La première phase des travaux de la commission doit porter sur les activités d’ingérence auxquelles la Chine, la Russie et d’autres acteurs étrangers ont pu se livrer et, le cas échéant, sur l’impact qu’elles ont pu avoir sur les élections fédérales de 2019 et de 2021. La Commission évaluera également le flux d’informations au sein du gouvernement fédéral en relation avec ces questions et évaluera les mesures prises en réponse.

Dans un deuxième temps, la commission examinera la capacité des ministères et organismes fédéraux, des structures institutionnelles et des processus de gouvernance de permettre au gouvernement du Canada de détecter, de prévenir et de contrer de tels actes d’ingérence.

«Nous représentons l’intérêt public et notre but est de découvrir la vérité, quelle qu’elle soit», a dit la juge Hogue.

La première semaine d’audiences doit permettre d’identifier les moyens de rendre publiques les informations, même si une grande partie d’entre elles proviennent de documents et de sources classifiés. Les discussions sur la sécurité nationale et la confidentialité des informations contribueront à préparer le terrain pour les prochaines audiences publiques, qui devraient avoir lieu à la fin du mois de mars.

Mme Hogue doit remettre un premier rapport au plus tard le 3 mai. Le rapport final est pour sa part attendu d’ici à décembre 2024.

Des reportages dès 2022

L’enjeu de l’ingérence étrangère a fait la manchette à partir de novembre 2022, avec la publication d’une série d’articles par le réseau Global et le quotidien «The Globe and Mail».

Les reportages rapportaient des allégations d’activités menées par Pékin afin d’influencer le résultat des élections générales canadiennes de 2019 et 2021. Des sources ont laissé entendre que le gouvernement de Justin Trudeau avait fait preuve d’inaction malgré les conseils qu’il a reçus de la part du SCRS.

Par exemple, Global a rapporté, en citant des sources anonymes venant du milieu du renseignement, que le premier ministre a été averti d’un vaste effort allégué d’ingérence chinoise dans la campagne électorale de 2019, notamment par des fonds qui auraient été touchés par au moins 11 candidats.

Celui que M. Trudeau avait nommé rapporteur spécial sur l’ingérence étrangère, David Johnston, a conclu dans un rapport que la Chine «a utilisé des mandataires et a tenté d’influencer de nombreux candidats libéraux et conservateurs de différentes manières subtiles».

Toutefois, selon l’ex-gouverneur général, «rien ne permet de conclure que les 11 candidats travaillaient ou travaillent de concert (c’est-à-dire comme un «réseau») ou qu’ils comprenaient les intentions des mandataires».

Les reportages du «Globe and Mail» ont permis d’apprendre que le député conservateur Michael Chong a été la cible de Pékin en vue de tenter de l’intimider. Cela a mené à l’expulsion d’un diplomate chinois qui était au Canada, Zhao Wei.

M. Chong a obtenu le droit de participer à part entière à l’enquête publique présidée par le juge Hogue.

Le statut de M. Chong dans l’enquête est plus important et distinct de celui du Parti conservateur fédéral, qui a obtenu le statut d’intervenant.

La commission, selon son mandat, ne se limitera pas aux activités de Pékin. L’équipe de la juge Hogue a d’ailleurs demandé à ce que l’Inde soit incluse dans le transfert des documents gouvernementaux pertinents à son enquête.

M. Trudeau a révélé en Chambre, le 18 septembre dernier, que les services de renseignement canadiens enquêtaient sur «un lien possible» entre le gouvernement indien et l’assassinat en Colombie-Britannique de Hardeep Singh Nijjar, un dirigeant sikh canadien, en juin dernier. C’était le jour même de l’entrée en fonction de la commissaire Hogue.

Le premier ministre a mentionné des «allégations crédibles», ce qui a exacerbé les tensions entre l’Inde et le Canada. New Delhi a qualifié ces allégations d’«absurdes et motivées» par la politique.

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