Ottawa ne sait pas mesurer les résultats de son «aide féministe» dans le monde

Dylan Robertson, La Presse Canadienne
Ottawa ne sait pas mesurer les résultats de son «aide féministe» dans le monde

OTTAWA — Affaires mondiales Canada ne sait pas si l’aide au développement destinée à aider les femmes et les filles à l’étranger fait réellement progresser l’équité entre les genres, conclut la vérificatrice générale.

Dans un rapport d’audit déposé au Parlement lundi matin, Karen Hogan estime que la non-disponibilité de renseignements essentiels comme les rapports d’étape des projets constitue «un problème grave».

Elle constate que le ministère n’a pas pu utiliser ces informations pour suivre les progrès globaux en vue de l’atteinte de résultats en matière d’égalité des genres.

Le rapport soumet que «dans l’ensemble, Affaires mondiales Canada n’est pas parvenu à démontrer comment l’aide bilatérale au développement totalisant environ 3,5 milliards $ qu’il accorde chaque année aux pays à faible revenu et à revenu intermédiaire a permis d’améliorer les résultats pour les femmes et les filles». 

Mme Hogan a par ailleurs constaté que le ministère avait réaffecté des fonds dédiés à ces enjeux pour répondre aux besoins découlant de la pandémie et de l’invasion de l’Ukraine.

L’audit a aussi révélé que le ministère avait du mal à fournir des informations sur les projets en raison d’un manque de tenue de registres normalisés et de formulaires non remplis.

«Une partie des renseignements demandés avait été conservée sur les ordinateurs de membres du personnel qui avaient depuis quitté le ministère. Les responsables n’étaient donc pas en mesure de récupérer l’information demandée», indique le rapport. 

«Le ministère a raté une occasion de démontrer la valeur de l’aide internationale», résume finalement la vérificatrice générale.

Pas d’indicateurs de résultats

L’année dernière, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a classé le Canada et l’Islande au premier rang pour leurs dépenses d’aide étrangère qui contribuaient à l’égalité des genres. Mais l’audit conclut qu’Ottawa ne peut pas savoir si les sommes versées contribuent véritablement à améliorer la vie des femmes et des filles dans le monde.

Comparaissant lundi matin devant le Comité permanent des comptes publics des Communes, Mme Hogan a par ailleurs expliqué que son personnel avait mis de côté ses plans pour approfondir la façon dont Ottawa entreprenait des analyses comparatives entre les genres, car il avait fallu trop longtemps pour obtenir les informations.

«Cela m’indique simplement que les gens (au ministère) ne l’utilisent pas pour les informations quotidiennes et la prise de décision», a-t-elle déclaré aux journalistes. 

Mme Hogan a constaté qu’Affaires mondiales ne mesurait pas les résultats des projets. Par exemple, le ministère a évalué combien de personnes avaient reçu un soutien nutritionnel, mais pas si leur santé s’était ensuite améliorée.

Dans un autre cas, des programmes destinés à garder les adolescentes à l’école pendant leurs menstruations ont vérifié si le financement du Canada avait créé des salles de bains et des installations de lavage des mains séparées dans les écoles, mais n’a pas évalué si cela avait amélioré la fréquentation scolaire des filles.

Ces difficultés à mesurer les résultats s’appliquaient à 24 des 26 indicateurs de politique déclarés par le ministère, en partie à cause d’une mauvaise collecte de données, a constaté Mme Hogan.

«Alors que les dossiers de projets comprenaient des renseignements utiles (…) ces renseignements n’étaient pas appliqués ou utilisés à l’échelle du ministère (…) en raison de la faiblesse des pratiques de gestion de l’information», indique le rapport.

«Cela signifie que la haute direction n’a pas examiné l’incidence complète des programmes et n’était pas en mesure de le faire. Sans un compte rendu exhaustif des résultats des projets, la haute direction ne pouvait pas tenir compte de l’évolution des conditions ni apporter des changements pour améliorer la mise en œuvre de la politique.»

Autonomisation des femmes 

Cependant, l’audit a révélé qu’Affaires mondiales Canada réussissait généralement à concevoir des programmes dans une optique d’équité en utilisant les critères énoncés dans son analyse comparative entre les genres, avec plus de 80 % des dépenses consacrées à des projets qui intègrent le genre.

Pourtant, la vérificatrice générale avertit que cela se fait au détriment d’un autre objectif, qui consiste à ce qu’au moins 15 % du financement des projets ciblent directement l’autonomisation des femmes et des filles, au lieu de simplement les inclure dans les projets.

Le rapport note que les universitaires disent généralement que cette approche est nécessaire pour produire des changements significatifs qui rendent les pays moins dépendants de l’aide étrangère. «Au cours de l’audit, la non-disponibilité de renseignements essentiels comme les rapports d’étape des projets constituait un problème grave», lit-on dans le rapport.

Le ministère indique qu’il accepte les conclusions de l’audit et prévoit de renforcer sa collecte de données.

«L’amélioration de nos bilans est impérative, pour la transparence, la responsabilité et aussi pour la prise de décision», a déclaré lundi le ministre du Développement international, Harjit Sajjan, aux journalistes sur la colline du Parlement.

Il a souligné que les informations recueillies doivent être mieux rassemblées et a suggéré qu’il pourrait également évaluer les projets par le biais de visites personnelles. «J’ai visité de nombreux projets et j’ai parlé avec de nombreuses organisations qui réalisent sur place les projets, pour voir de première main quels sont les résultats réels», a déclaré le ministre Sajjan.

Ce commentaire a été tourné en dérision par le porte-parole conservateur en matière de développement, Garnett Genuis. «Le fait que le ministre pense que passer quelques jours sur un site de projet vaut plus que l’important travail d’analyse que le gouvernement est censé faire de manière objective, c’est vraiment, vraiment préoccupant», a-t-il déclaré.

«La politique du gouvernement ici (au pays) est de parler beaucoup de l’importance des questions de genre, d’en faire une partie de leur discours politique ici, mais ils ne s’en soucient pas assez pour mesurer réellement les résultats» sur le terrain.

Mme Hogan a déclaré qu’Affaires mondiales Canada entreprenait une formation pour le personnel afin qu’il suive et rapporte les informations de manière plus cohérente. Elle dit qu’elle a exhorté les fonctionnaires à mettre en place des changements intermédiaires qui pourraient être mis en place en attendant que le ministère mette de l’ordre.

Les vérificateurs n’ont examiné que l’aide directe au développement, ce qui exclut le tiers des dollars d’aide du Canada qui sont envoyés aux agences des Nations unies ou à titre d’aide humanitaire aux crises émergentes.

L’audit a examiné les dossiers créés et rassemblés par Ottawa au cours des quatre années se terminant en mars 2021, mais pas les activités réelles des groupes étrangers qui obtiennent un financement canadien.

L’audit a par ailleurs noté que le Canada n’avait pas atteint son objectif d’envoyer la moitié de l’aide bilatérale à l’Afrique subsaharienne, car «le ministère a réaffecté des fonds pour répondre aux besoins découlant de la pandémie (…) et de l’invasion de l’Ukraine». Le bureau de Mme Hogan a déclaré qu’il manquait d’informations spécifiques sur le montant d’argent qui avait été ainsi réaffecté.

Le ministre Sajjan a contesté l’analyse qu’a faite Mme Hogan de la réaffectation des fonds. Il affirme que les libéraux ont plutôt dépensé davantage pour l’aide au développement et que cela leur avait fait rater leur objectif concernant le pourcentage de dollars de développement vers l’Afrique.

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