OTTAWA — Des avocats criminalistes craignent que les modifications proposées au Code criminel sur la libération sous caution soient inconstitutionnelles, et ils attendent avec impatience l’«énoncé concernant la Charte» qui doit expliquer pourquoi les libéraux fédéraux estiment que leur réforme ne violerait pas les droits des accusés.
La réforme proposée par le gouvernement libéral rendrait plus difficile pour certains récidivistes violents d’obtenir une libération sous caution en attendant la suite des procédures.
Depuis 2019, le ministère de la Justice doit préparer, lorsqu’un projet de loi est déposé aux Communes, un «énoncé concernant la Charte», afin «d’éclairer le débat public et parlementaire» sur la conformité de cette pièce législative avec la Charte canadienne des droits et libertés. Le gouvernement précise toutefois qu’un tel énoncé ne constitue pas un avis juridique sur la constitutionnalité d’un projet de loi — c’est au tribunal de le faire.
La criminaliste Kyla Lee, de Vancouver, est d’avis que les mesures proposées par le gouvernement pourraient être contraires à la Charte canadienne, qui garantit le droit pour tout accusé «de ne pas être privé sans juste cause» d’une libération sous caution.
«Il est difficile de rédiger un énoncé concernant la Charte à propos de quelque chose qui est très près de franchir les frontières constitutionnelles, et quelque chose qui est sans précédent», a-t-elle déclaré.
Le projet de loi actuellement à l’étude au Parlement inverserait le fardeau de la preuve en matière de mise en liberté sous caution pour les personnes accusées d’infractions graves avec violence impliquant une arme, dans les cas où cette personne avait déjà été reconnue coupable d’une infraction violente similaire au cours des cinq années précédentes.
Dans de tels cas, les procureurs de la Couronne n’auraient plus à démontrer aux juges pourquoi un accusé devrait rester derrière les barreaux: ce serait à l’accusé de démontrer pourquoi sa remise en liberté sous caution est justifiée.
«Dans notre système judiciaire, c’est une chose assez nouvelle d’imposer un tel inversement du fardeau de la preuve», estime Me Lee, qui croit que la réforme proposée serait probablement contestée devant les tribunaux dès son entrée en vigueur.
Un équilibre difficile ?
Selon le gouvernement fédéral, les énoncés concernant la Charte sont une mesure de transparence destinée à éclairer le débat sur les lois proposées et à déterminer «les effets potentiels d’un projet de loi sur les droits et libertés garantis par la Charte». Ils accompagnent le projet de loi présenté par le gouvernement, mais ne sont souvent mis à disposition que bien après son dépôt au Parlement.
Me Lee pense que l’absence d’énoncé pour cette réforme de la libération sous caution est «probablement un signe qu’ils ont un peu de mal à trouver le bon équilibre».
«Ils essaient de faire très attention à ce qu’ils écrivent, quelque chose qui va constituer une bonne partie du dossier, qui va résister à la contestation judiciaire — car ça ressemblera à une perte de temps s’ils écrivent quelque chose qui est très rapidement invalidé par les tribunaux.»
Un autre criminaliste, Lawrence Greenspon, d’Ottawa, trouve préoccupant que les libéraux n’aient pas encore publié leur «énoncé concernant la Charte». Il craint que le gouvernement fédéral n’ait réagi de manière impulsive face à une minorité très bruyante alarmée par une récente vague de crimes violents au Canada, notamment contre des policiers.
Il croit par ailleurs qu’Ottawa manque de données probantes pour justifier les changements proposés au Code criminel. Si cela continue d’être le cas, une contestation fondée sur la Charte serait gagnée d’avance, estime Me Greenspon.
Le gouvernement a admis des «lacunes dans les données», qu’il a l’intention de combler avec l’aide des provinces. Ottawa n’a pas signalé de statistiques montrant que davantage de crimes violents étaient commis par des accusés en libération sous caution.
Au cabinet du ministre de la Justice, David Lametti, on indique qu’un énoncé concernant la Charte sera déposé lorsque le projet de loi sera adopté en deuxième lecture au Parlement — on ignore quand. Le projet de loi C-48 a été déposé aux Communes par le ministre Lametti le 16 mai dernier.
Mais Me Greenspon craint qu’il faille des années de contestations judiciaires — et des milliers de personnes touchées, en attendant — avant que les changements proposés ne soient éventuellement invalidés par la Cour suprême du Canada.
Il cite à titre d’exemple la longue liste de lois criminelles promulguées sous le gouvernement de Stephen Harper: bien qu’elles aient été adoptées pendant ses mandats de premier ministre entre 2006 et 2015, bon nombre de ces lois ont été invalidées alors que les conservateurs avaient perdu le pouvoir à Ottawa.
La Cour suprême a ainsi invalidé plusieurs lois «plus sévères contre le crime» de l’ère Harper, concluant que bon nombre des peines minimales obligatoires introduites par son gouvernement étaient inconstitutionnelles.